Dans le monde musulman : rage et désolation

LE MONDE | 13.09.01 | 12h52

Al quds al arabi (Londres)

L'Etat le plus haï du monde

Les Etats-Unis pointent déjà un doigt accusateur sur Oussama Ben Laden. Et certains parlent d'une vengeance à grande échelle. Mais que vont-ils bien pouvoir faire? (...) Nous sommes désolés de la mort de dizaines de personnes aux Etats-Unis et ne pouvons que condamner cet acte de terrorisme qui ne sert aucune cause, quelle que soit sa justesse. Mais en même temps, nous avons le devoir de demander aux citoyens américains de s'interroger sur les raisons qui font des ambassades, des gratte-ciel et du Pentagone autant de cibles pour les terroristes.

La politique extérieure américaine, qui perçoit l'univers à travers un prisme israélien, soutient sans réserve les agressions israéliennes et impose un embargo à des Etats arabo-islamiques. L'Amérique s'expose ainsi à être l'Etat le plus haï du globe. (Editorial)

AS SAFIR (Beyrouth)

L'arrogance de l'Amérique punie par un ennemi sans nom

Hormis Pearl Harbor, les Etats-Unis n'ont connu aucune agression militaire de grande ampleur, ni aucune invasion. Cette "géopolitique de l'insularité", pour reprendre l'expression du politologue Alain Joxe, combinée à une supériorité militaire dans tous les domaines, a créé un sentiment de sécurité absolue chez les Américains, qui débouche sur une vision stratégique selon laquelle il est désormais possible de tout s'approprier, ignorant dès lors que le monde est aussi une association de nations et de peuples qui organisent leurs relations sur la base du respect de la souveraineté nationale de chaque Etat. Cette vision est l'une des causes de l'arrogance qui constitue une caractéristique majeure de la politique étrangère américaine. (...)

Cette vision stratégique est aujourd'hui mise au défi. (...) Si la mondialisation signifiait jusque-là la levée des obstacles devant la circulation des biens et des capitaux, elle annonce également une plus grande liberté de mouvement pour les réseaux organisés internationalement, qu'il s'agisse de bandes criminelles ou d'organisations religieuses et politiques. (...) Dès lors, le chef d'un groupe révolutionnaire sud-américain ou bien l'"émir" d'un réseau islamiste, où qu'ils soient, peuvent défier la superpuissance américaine jusque chez elle. Dans un contexte où l'on peut s'attendre à des alliances entre des Etats et des organisations dont l'intérêt réside dans la déstabilisation de l'ordre mondial actuel, on se trouve aujourd'hui dans un cadre international où l'ennemi direct et clairement identifiable a disparu, mais où plane une menace qui n'a pas de nom. (Walid Sharara)

LE JOURNAL TÉLÉVISÉ IRAKIEN (Bagdad)

Une défaite historique

Le cow-boy américain récolte les fruits de ses crimes contre l'humanité. C'est une journée noire dans l'histoire de l'Amérique qui connaît aujourd'hui le goût amer de la défaite après ses crimes et son mépris pour le désir des peuples de vivre librement et décemment". (...) Ces explosions massives dans les centres de pouvoir des Etats-Unis constituent une gifle douloureuse destinée à obliger les hommes politiques américains à mettre un terme à leur hégémonie illégitime et à leurs tentatives d'imposer leur tutelle aux peuples.

AN NAHAR (Beyrouth)

L'impuissance croissante d'une superpuissance

Selon le président Bush, les attaques terroristes visaient la liberté(...) II serait plus exact de dire que c'était la force qui était visée, celle de la plus grande puissance du monde(...) II y a désormais quelque chose dans la nature de cette superpuissance qui la rend impuissante par rapport à ce qui est terrifiant. Elle est non seulement incapable de se défendre, mais elle ne parvient plus (...) à produire des solutions politiques. Cette tragédie illustre le fait que l'incapacité d'une puissance terrifiante augmente en même temps que croit sa grandeur et sa capacité de terreur, au point qu'elle en devient incapable d'assurer sa propre défense. (Ghassan Tuéni)

LA TRIBUNE (Alger)

Israël, premier bénéficiaire de cette agression

Les puissances mondiales sont sur le pied de guerre contre "les commanditaires" de l'apocalypse vécue mardi dernier. Les services secrets américains et ceux de tout l'Occident privilégient officiellement la piste Ben Laden. Manifestement, le paria saoudien est le "coupable" parfait. Ben Laden, qui a financé des mouvements terroristes, y compris algériens, et a commandité des actes ignobles dans différents pays, continue de menacer la stabilité de régions entières. A ce titre, il devient la cible légitime de tout pays menacé par ses agissements sa folie meurtrière (...)

Les effets de l'action terroriste contre les symboles de la puissance américaine n'ont pas tardé à se manifester dans la sphère arabo-musulmane en général et chez les Palestiniens et les mouvements islamistes en particulier. L'autoculpabilisation est si perceptible que l'Intifada semble baisser d'un cran et paraissait hier tétanisée face à la puissance de feu israélienne qui profite de ce sentiment de désarroi. Israël est le premier bénéficiaire des implications militaires et politiques de cette agression. (Abdelkrim Ghezali).

LE QUOTIDIEN D'ORAN

Les Etats-Unis payent vingt ans de liaisons dangereuses

Les attentats terroristes de New York et de Washington signent une fracture irrémédiable entre les Etats-Unis et l'Internationale islamiste, qui a profité pendant deux décennies de l'appui des administrations américaines. Après avoir bénéficié de l'héritage des services de renseignements britanniques (SAS) durant les années 1940-1950, qui avaient contribué à renforcer les mouvements islamistes en Egypte et dans l'ensemble du Moyen-Orient et après avoir permis à l'Arabie Saoudite d'alimenter financièrement ces mêmes mouvements dont celui des Frères musulmans, afin de contrer la revendication nationaliste arabe, jugée procommuniste, les Etats-Unis ont mis directement la main à la pâte (à la fin des années 1970), en encourageant le mouvement des "Afghans" arabes, qui partaient s'entraîner à Peshawar (Pakistan) afin de "casser du rouge". Ce processus de maturation avait atteint son plein régime avec l'éminence grise de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski. (...).

Une bonne partie de l'administration américaine, si elle n'instrumentalisait pas directement les mouvements islamistes via Riyad ou Islamabad, tolérait du moins les agissements des principales factions qui ont essaimé le Moyen-Orient, le Maghreb, le Caucase et le Sud-Est asiatique. (...)

Une fracture est intervenue, dès lors que le conflit afghan s'est embourbé dans des luttes de clans, et les Afghans arabes se sont sentis abandonnés par leurs sponsors du golfe Persique tout comme par les Etasuniens. Certains d'entre eux trouvèrent d'autres "causes" à défendre, en Bosnie-Herzégovine, en Tchétchénie ou au Cachemire, alors que d'autres furent réexfiltrés dans leurs pays d'origine pour y mener un djihad local, comme en Algérie, en Egypte ou au Yémen. (...)

Les voitures piégées devant les ambassades des Etats-Unis à Nairobi, la capitale du Kenya, et à Addis-Abeba, la capitale de l'Ethiopie, ont focalisé l'attention des services américains contre la menace numéro un qu'est devenue leur ancien sous-traitant, Oussama Ben Laden, -qui- continuait de narguer les Américains depuis son refuge afghan, protégé par un régime taliban, lui-même création de l'Internal Security Intelligence -ISI-, les services secrets pakistanais, soutien indéfectible de la CIA. (...) Adeptes des compromis avec l'islamisme, les Etats-Unis paient le prix fort d'un Frankenstein qu'ils ont naguère alimenté jusqu'à l'âge adulte. (...) Samuel Huntington, ce professeur américain qui prédisait une "fracture immense" en ce début de siècle entre l'islam et l'Occident, aura vu juste. Malheureusement. (Mounir B.)

THE NEWS (Karachi)

Pas de représailles aveugles !

La détermination désespérée des auteurs de ces attentats(...) montre à quel point la fureur de certains individus, groupes et organisations envers les Américains a atteint un paroxysme. Non seulement ils sont prêts à tous les sacrifices, mais le sort de centaines et de milliers de victimes innocentes leur importe peu. Si l'Amérique se préparait pour l'Apocalypse, elle n'aura pas été déçue(...) Plus d'une fois, lors d'incidents moins graves, les musulmans ont été prématurément désignés comme coupables et pris pour cible(...) Les représailles aveugles doivent à tout prix être évitées. (Editorial.)

BUSINESS RECORDER (Karachi)

Washington ne comprend rien

Il est fort possible que les attaques menées contre le World Trade Center et le Pentagone, suivies par une pluie de missiles sur Kaboul fassent partie intégrante d'un vaste plan satanique conçu et mené par des personnes bien placées dans l'administration militaire américaine(...)

Nous sommes de tout coeur prêt à lutter contre le terrorisme. Mais les termes utilisés par le président Bush et les moyens envisagés ne serviront qu'à nourrir de nouveaux terroristes. Car les responsables politiques, les intellectuels et les médias américains confondent souvent crime et terrorisme. (Editorial.)

YENI SAFAK (Istanbul)

Le mythe de la sécurité s'écroule

Ce n'est pas seulement le World Trade Center ou le Pentagone qui se sont effondrés. C'est également Hollywood qui avait fait croire aux Américains qu'ils vivaient dans un monde en sécurité(...) Les héros qui avaient dédié leur existence à l'existence de leur pays ne se sont pas projetés sur l'écran à la dernière minute pour arrêter les avions kamikazes(...) Mais le sentiment d'horreur répandu est encore plus grand, car cette fois-ci tout est vrai, sans doublages ni effets spéciaux. (Mustafa Karaalioglu)

JOURNAL DU JEUDI (Ouagadougou)

Mondialisation du voyeurisme

La guerre avait inventé, en 1914, la mondialisation avant la date. C'est malheureusement par le biais du pire que Dar es-Salaam, Jérusalem et New sont logées à la même enseigne. Evidemment, la nouvelle technique des kamikazes est difficilement applicable en Afrique. Imaginez deux terroristes synchronisés qui attendent pendant vingt-cinq heures qu'Air Afrique confirme son décollage. Pourtant, on assiste à une mondialisation des spéculations boursières, des actions terroristes, mais aussi du voyeurisme, via CNN, télé-réalité poussée à son paroxysme. (Damien Glez)

Page réalisée par:
Claude Leblanc(Courrier international), S. Cypel et P. de Beer


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